Le millésime : Le temps et le moment dans la bouteille

Au moment de la dégustation, on a pour habitude de citer le millésime d’un vin en plus de la parcelle de terroir qui l’a produit : la mention de l’année de naissance du vin participe de sa qualité ; il y a de bonnes et de mauvaises années, toutes bien connues. Mais avec ces quatre chiffres, que d’évocations personnelles aussi… Celle de tel événement particulier de gel ou de chaleur pour la vigne, celle d’une naissance, d’un succès ou celle d’un deuil… Comme une mémoire qui remonterait à la surface. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Au Moyen-Âge où l’on va trop souvent chercher la tradition dans l’histoire du vin, on ne trouve dans les archives aucun millésime : le vin s’entendait comme le vin de l’année. Le vin « vieux », de plus d’un an donc, était un vin de moindre qualité. Quand une année particulière était citée, comme en 1398, « le vin des vendanges de l’année 1396 », c’était pour le signaler comme moins bon… et moins cher. Vers 1500 à Bordeaux, un « vin vieux » est vendu huit fois moins cher qu’un bon vin nouveau. Il est donc vain de chercher des vins de garde, des vins élevés longuement en fûts dans les caves médiévales. Ce n’est pas leur époque.

 

Cinq ans d’élevage en cuves chez les Romains

Cave en Bourgogne

S’il en était de même à l’époque romaine, pour les vins courants, l’historien des vins italiens, André Tchernia, remarque aussi qu’il n’y a « pas de vin de qualité qui ne soit vieux ». En effet, le grand âge est alors un gage de qualité : seuls les grands vins, ceux d’Etrurie (Toscane actuelle) ou de Campanie (région du Vésuve) ont la capacité de vieillir en madérisant, au contraire des vins communs de consommation courante. Le poète Martial cite des amphores dégustées et très appréciées, vieilles de 100 ans, et Pline l’Ancien, des vins de 200 ans. Dans le festin de Trimalcion, Pétrone fait apporter à ses personnages du « Falerne (un grand cru de Campanie) âgé de cent ans, récolté sous le consulat d’Opimius ». Il était d’usage en effet d’indiquer la date par des marques peintes sur les amphores, portant non directement le millésime de l’année mais le nom du ou des consuls en fonction cette année-là ; tel ce « Vin du Vésuve, Vespasien consul ». On a trouvé ainsi à Pompéi et à Herculanum, fossilisées sous la cendre de l’éruption du Vésuve de 79 apr. J.-C., des amphores marquées de dates allant de 43 à 71 apr. J.-C., soit des vins âgés de 8 à 39 ans. Ailleurs, une inscription peinte rivalise de précision et dit en substance : « vin mis en amphore le 20 mai de l’année 13 av. J.-C. des vendanges de 18 av. J.-C. ». On en déduit un élevage en cuves de cinq ans. Voilà une indication utile que nos modernes étiquettes ne portent pourtant pas !

Ce n’est que bien après que l’on retrouve cette antique relation entre vins de distinction et indication du millésime, entre capacité à bien vieillir et qualité supérieure. Mais il faut passer le Moyen-Âge et regarder vers la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, quand sont inventés simultanément les « grands vins » ou plutôt les signes de qualité des vins de distinction : les vins de climats en Bourgogne, les vins de crus ou de domaines en Bordelais, les vins de marques des maisons de Champagne. Les millésimes se généralisent alors. En Champagne toutefois, on a conservé jusqu’à aujourd’hui cette différence entre vin et vin millésimé. En outre, dans cette période charnière pour les vins de Bourgogne, l’heure est alors à la différenciation de l’espace, le climat, et à celle du temps, l’année ; différences qui vont marquer ensemble leur empreinte durable pour l’avenir.

C’est ce dont témoigne également pour la même période au XVIIe siècle, l’usage d’inscrire la date de construction des demeures au-dessus des portes : on confie alors à la pierre le rôle de porter pour l’éternité la date de fondation de la maison. C’est en même temps que l’on commence à fêter, chaque année, les anniversaires de naissance, une pratique nouvelle elle aussi. Comme pour les hommes, le millésime vient alors marquer l’année de naissance et de fondation du vin. Ces vins sont alors aussi des vins de garde que l’on va faire vieillir en cave pendant plusieurs années pour dès lors les voir évoluer. Se développe ainsi un savoir-faire sur le temps long : l’élevage, celui du maître de cave, avec la connaissance du bois et des fûts, les multiples soutirages, les soins à apporter au cours de nombreuses années où le vin vit dans le tonneau.

 

 

1811, « le vin de la comète »

Tonneaux dans les caves de Bourgogne

Ainsi, l’inventaire des caves du roi Louis XVI en 1784, dresse la liste des bouteilles des meilleurs climats de Bourgogne des années 1774, 1778, 1779, une pratique que l’on ne voit pas même dans les célèbres celliers ducaux du Moyen-Âge.

Avec la différenciation des années, vient naturellement leur hiérarchie : on prendra coutume de classer les millésimes, d’en faire des recommandations et des chroniques, en créant une nouvelle distinction de valeur par le temps et les années. On distinguera dans la littérature du vin parmi les vins millésimés, des « grandes et des petites années ». M. Lachiver cite, pour le XIXe siècle, des années de bons vins pour la France entière comme 1798, 1802, 1811, 1815, 1819, 1822 (année parmi les plus chaudes du XIXe, avec ses vendanges le 30 août), 1825, 1834, 1846 (année chaude et précoce du vin dit de « pur sang ») jusqu’à 1893, « l’année du siècle ». « Le vin de la Comète » de 1811 naît dans une belle année annoncée par un astre qui brilla toutes les nuits de la belle saison. Bien d’autres vins de la comète suivront.
Il y a aussi des années détestables : 1809, 1817, 1826, 1845 et surtout 1816 : « l’année sans été » et sans récolte (il neigea en juillet) due à un refroidissement soudain du climat après l’éruption du volcan Tambora en Indonésie en 1815. Les millésimes portent aussi la mémoire des premières attaques de maladies et d’insectes comme en 1818, 1819, 1825 (la pyrale) et l’oïdium en 1847.

Quoi qu’il en soit, au cours du XXe siècle, le millésime est de plus en plus fréquent sur les bouteilles, surtout depuis qu’il figure en bonne place sur la collerette et sur l’étiquette elle-même. C’est comme une évidence pour les AOP mais le millésime n’est pas obligatoire et on est autorisé à mélanger un millésime avec un autre jusqu’à hauteur de 15 %. Ce sera peut-être une voie de salut pour des petites années en quantité, victimes des aléas climatiques de grêles et de gels à répétition.

Avec la distinction des millésimes, la vie des vignes, la vie du vin et la vie du vigneron, furent de plus en plus entremêlées, au point que chaque bouteille est comme une parcelle de souvenir fugace. Comme lors de cette dégustation d’une bouteille de 1965 (mon année de naissance, une petite année), quand l’assemblée prit soudainement conscience avec émotion que celle-ci était la dernière du millésime, que nous étions les derniers à pouvoir déguster ce cru et cette année, et qu’il ne resterait plus de ce vin qu’une mémoire inscrite dans les mots, le moment et l’émotion… « Fugit irreparabile tempus », a écrit Virgile.

Textes : Jean-Pierre Garcia, professeur à l'Université de Bourgogne 

Publié avec l’aimable autorisation du magazine Bourgogne Aujourd’hui, vous pouvez retrouver ce texte dans le Bourgogne Aujourd’hui Spécial millésime (numéro 160). Accédez à tous les numéro sur https://www.bourgogneaujourdhui.com/

 
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